Internet a l’image d’un village mondial dans lequel tout le monde peut discuter avec tout le monde, d’échanger avec des milliers et millions de personnes. Mais dans la réalité, notre capacité à le faire est limitée par notre cerveau. C’est le fameux nombre de Dunbar. Nous ne sommes pas capables de vraiment interagir avec plus de 150 personnes. Cela doit nous faire réfléchir sur notre utilisation de ces outils, la place des micro-communautés et les relations que nous créons dessus.
L’an dernier j’ai vidé ma liste de personnes que je suivais sur Twitter. Je suis revenu à zéro. Depuis j’ajoute quelques personnes que j’ai envie de suivre et avec qui j’ai envie de discuter. Actuellement je suis autour de 130 personnes et ça me convient bien. Une mise à jour salutaire pour apprécier de nouveau Twitter. Sans le faire volontairement, je me suis en fait approché du nombre de Dunbar.
Le nombre de Dunbar
L’anthropologue britannique Robin Dunbar avait estimé que notre cerveau limite le nombre maximum d’individus avec lesquels une personne peut entretenir simultanément une relation humaine stable.
Cette limite est inhérente à la taille de notre cerveau impliqué dans les fonctions cognitives dites supérieures, le néocortex. Ce chiffre est estimé entre 100 et 230 relations selon les personnes mais en pratique il est simplifié à 150 relations :
« Au-dessus de ce nombre, la confiance mutuelle et la communication ne suffisent plus à assurer le fonctionnement du groupe. Il faut ensuite passer à une hiérarchie plus importante, avec une structure et des règles importantes (on le voit par exemple à l’échelle d’un pays et de son gouvernement). »
Ce nombre s’avère être une constante de l’humanité et de son organisation sociale : taille des villages de fermiers néolithiques, tailles des unités militaires depuis l’armée romaine, nos carnets d’adresses papier du XXème siècle et désormais nos relations sur les réseaux sociaux.
Etudes confirment ce chiffre pour Twitter et Facebook
Il y a quelques années une étude de Bruno Gonçalves, Nicola Perra et Alessandro Vespignani avait montré que ce chiffre se retrouvait en effet sur les réseaux sociaux. Leur étude portait sur Twitter. Lorsque l’on s’inscrit et commence à twitter, le nombre de contacts avec lesquels on discute régulière augmente rapidement. Puis on atteint un point de saturation.
Au delà de ce point, le nombre d’échange se resserre autour d’un nombre limité de contacts privilégiés. Or ce point de saturation se situe entre 100 et 200 contacts. Précisément autour du nombre de Dunbar.
Leur conclusion de l’étude était claire :
« Les réseaux sociaux n’ont pas changé les aptitudes sociales humaines. L’économie de l’attention est limitée par notre capacités cognitives et biologiques. Même dans le monde en ligne les contraintes cognitives et biologiques opèrent comme l’avait prédit la théorie de Dunbar. »
En d’autre terme, les réseaux sociaux ne changent rien à la capacité des hommes à socialiser car les réseaux sociaux ne permettent pas de surmonter les limites du cerveau humain.
Le professeur Dunbar lui même a fait une étude portant sur Facebook en 2016. Il avait confirmé que même pour des personnes ayant moins de 200 amis, le nombre de personnes proches était en fait bien plus faible. Il parlait là pour des personnes « classiques » excluant des utilisateurs « professionnels » :
« Nous devons également veiller à ne pas inclure ici des utilisateurs professionnels tels que Justin Bieber, les journalistes, hommes politiques, les écrivains, les chanteurs, etc. Ils utilisent Facebook comme un fan club gratuit. Peu leur importe qu’ils connaissent vraiment ces gens ou pas. »
Dualité des mondes et paradoxe qui rend malheureux
Nous ne sommes pas faits pour communiquer avec autant de monde que nous le permettent les réseaux sociaux. Sur Facebook la limite est à 5000 amis. Elle est illimitée ailleurs.
Dans les faits, nous aimons le confort des petites communautés des petites groupes, et surtout des groupes que nous choisissons. C’est le paradoxe d’internet et des réseaux sociaux. Le village mondial est une illusion car nous ne pouvons pas nous plaire dedans. Aussi la taille gigantesque de ces outils est une cause même de leur rejet par certains ou de notre retrait progressif pour les autres.
On pourrait probablement comparer avec les phénomènes urbains. Le parisien se plait dans son arrondissement ou même son quartier. Il en est de même dans toutes les villes. Nous avons tous notre quartier préféré, notre café préféré, notre parc préféré…
Même à l’échelle d’une ville comme Clermont-Ferrand, 141.398 habitants dans une aire urbaine de 475.694 habitants, je ne vis que dans quelques quartiers.
Nous aimons vivre dans notre tribu
Dans les faits nous vivons et discutons avec quelques personnes. D’ailleurs, Internet s’est toujours construit autour de communautés, thématiques et/ou géographiques.
Une communauté comme The Well, historiquement première communauté visible, elle avait donné des accès gratuits aux journalistes, compte moins de 3.000 membres. Mais elle avait une vraie unité. Notez qu’actuellement l’accès à la communauté coûte 150$ par an.
Nous sommes ainsi loin des groupes Facebook avec 30.000 membres ! Internet pousse au toujours plus grands, toujours plus gros. Hors cela ne fonctionne pas toujours car nous ne y retrouvons pas. Plus vous suivez de personnes, moins cela devient directement lisible.
Ce qui compte ce n’est pas seulement la taille de la tribu mais le ciment qui lie les membres entre eux. Et plus la communauté est large et moins c’est une communauté réelle car les membres et les thématiques deviennent trop éloignées.
Internet est donc devenu trop vaste par rapport à notre capacité humaine. L’humain est fait pour vivre en petites tribus. C’est le sens des communautés. Avec internet nous avons essayé des les étirer, nous avons créé et investi des plateformes qui regroupent des millions et même milliards de personnes
mais elles nous rendent malheureux si nous ne les filtrons pas.
Nous pourrions penser que c’est une question de génération, mais les études de Dunbar montrent que c’est une limite humaine. La solution n’est donc pas dans un entraînement ou évolution à cultiver plus de relations, mais dans notre approche de ce monde. Il faut mettre l’égo de côté et accepter que moins c’est plus.
Vers des espaces privatifs et plus confinés
En tant que créateur de contenu, nous sommes plongés dans une difficulté. D’un côté nous cherchons la visibilité et l’exposition à de nouveaux publics. Un influencer doit chercher la masse. De l’autre, nous ne sommes bien qu’avec les gens avec qui nous choisissons d’être.
Il est important quand on baigne dans les réseaux sociaux de les utiliser avec un peu de bienveillance personnelle avec nous-même. Autrement dit, nous ne sommes pas obligé d’aller construire les plus grosses communautés possibles. Même le concept de 1.000 vrais fans dépasse déjà le nombre de Dunbar.
Nous devons plutôt chercher à intégrer et construire des communautés plus restreintes, des espaces plus fermés à l’entrée plus sélective et aux règles plus strictes. Et surtout chercher à nous mettre à l’abri de ceux qui nous fatiguent. Sinon le burnout guette.
C’est le sens des tribus, des petites communautés. La croissance des groupes Facebook mais aussi des forums externes, Slack, Discord et groupes Telegram ou WhatsApp n’est pas innocente. Les utilisateurs apprécient Path.com pour le côté petit et privatif.
Nous allons aussi probablement voir de nouvelles fonctions se développer de plus en plus dans les outils et les réseaux sociaux pour aller dans ce sens. En permettant de créer un accès payant à des groupes, Facebook permet aussi d’aller dans ce sens.
Suivre le conseil de Dunbar
Suivre le conseil de Dunbar, c’est donc accepter de ne suivre que quelques personnes et accepter aussi d’utiliser les réseaux comme un outil de fanclub. Même si nous ne gérons que quelques centaines de fans, c’est déjà au dessus de notre capacité humaine de vraiment tous les connaître.
A ce sujet, il y a d’ailleurs un point de frustration pour ceux qui sont fans des influenceurs et des stars en général. Ils pensent pouvoir discuter et échanger avec eux, mais l’influenceur a aussi son nombre de Dunbar. Il peut avoir répondu à une question via Instagram dans le cadre de la gestion de son fanclub mais ne peut techniquement pas reconnaître toutes les personnes à qui elle a répondu. Imaginez les déceptions. C’est probablement pour ça qu’il ne faut pas rencontrer les stars.
Nous devrions donc accepter que sur les réseaux sociaux nous construisons avant tout des fans clubs, des gens qui adorent ce que nous faisons. Nous devons leur répondre, interagir avec eux, créer des espaces de dialogue mais aussi en comprendre les limites et se protéger. La relation sera plus proche avec certains qu’avec d’autres. Pour qu’elle soit la plus forte possible avec la tribu complète, il faut accepter de limiter la taille de la tribu.
En gros, il faut accepter de vivre dans le bonheur des petites communautés pour ne pas se faire « manger » par Internet.